© Henri Pornon
Dans son ouvrage « Géographie sacrée », l’archéologue Paul Devereux définit la géographie sacrée comme « l'étude de lieux faisant l'objet d'une vénération humaine et de constructions à but spirituel, telles que les temples, églises et monastères ». Il signale par ailleurs que des croyances attribuent à ces lieux une « énergie particulière » susceptible d’apporter au pratiquant guérison ou éveil spirituel. Cependant, bien que Paul Devereux associe les deux approches dans sa définition de la géographie sacrée, il me semble important de distinguer :
Les deux peuvent être considérées comme complémentaires : la « géométrie du sacré » nous indique la localisation du temple d’Angkor et peut développer des analyses sur la façon dont l’homme a représenté sa conception du sacré sur son territoire, alors que la géométrie sacrée s’intéresse au fait que ce même temple est une manifestation terrestre du mythique Mont Meru, autrement dit, à la dimension symbolique et spirituelle de ce même lieu. Le philosophe Gilbert DURAND ("Science de l’homme et tradition") et Fernand SCHWARZ commentent cette distinction. Pour DURAND, « Cet espace lui-même se dédouble en espace purement géographique ou mieux, géométrique, passible des non-sens descriptifs de l'objectivité et en un monde subjectif, intériorisé, porteur du sens, où le sens prend chair imaginale ». Pour SCHWARZ, « Etudier les relations mouvantes entre l'homme et la terre, chercher à comprendre quelle organisation de l'espace produit tel paysage, pourquoi les formes varient avec le temps, voilà l'objet de la géographie. Le sacré n'y ajoute pas une dimension supplémentaire, il est la Dimension. Où trouver la source de tous les espaces vivants connus ? Dans la Géographie sacrée. »
Pourquoi l’homme est-il tenté d’aller au-delà de la simple localisation et d’une approche fonctionnelle des lieux sacrés ? Mircea ELIADE (Le sacré et le profane) propose une première explication : « Pour l'homme religieux, la Nature n'est jamais exclusivement "naturelle" : elle est toujours chargée d'une valeur religieuse. Ceci s'explique, puisque le Cosmos est une création divine : sorti des mains des dieux, le Monde reste imprégné de sacralité. Il ne s'agit pas seulement d'une sacralité communiquée par les dieux, celle par exemple d'un lieu ou d'un objet consacré par une présence divine. Les dieux ont fait plus : ils ont manifesté les différentes modalités du sacré dans la structure même du Monde et des phénomènes cosmiques. » Dans 'L'homme et l'invisible", l'ethnologue Jean Servier ajoute que « Toutes les projections de l'homme dans le monde portent le sceau de l'Invisible. Les tombeaux sont plus nombreux que les maisons et les temples plus solidement construits : le géographe le plus limité doit l'admettre. »
« Comment naît une géographie sacrée ? » se demande Fernand Schwarz, qui répond aussitôt : « Elle naît de la volonté de projeter et d'assimiler sur terre les principes cosmiques. ». Et pour Danielle HANI-MARAI ("Géographie et Architecture Sacrées : l'Homme face au cosmos") : « Les rites, seuls, favorisent la métamorphose d'un espace-temps profane en un espace-temps sacré et cette notion de sacralisation de l'espace-temps, à la base du concept de Géographie sacrée, sera un des fondements de toutes les sociétés traditionnelles. »
Et finalement, Fernand SCHWARZ donne une définition plus complète de la géographie sacrée : « Une conception du monde marquée par la notion d'Unité et la cohésion : tout est lié à tout, tout a un sens et une orientation ; non seulement dans l'espace, mais également dans le domaine pratique, psychique et spirituel. […] Le jeu de résonances qui crée la Géographie sacrée n'est ni une Géographie terrestre, ni une Géographie céleste ; ainsi, la Jérusalem terrestre n'est qu'un reflet de la Jérusalem céleste. Décor et structure sont éternels, transcendants : il s'agit d'en retrouver les éléments, les analogies, la résonance dans le plan terrestre. La Géographie sacrée est le fil invisible qui relie la géographie céleste à la géographie terrestre, le plan idéal au plan réel ; elle leur donne une orientation. »
Neak Pean (Cambodge), représentation du Mont Sacré et de l'Océan primordial (photographie H.Pornon)
La géographie sacrée terrestre fait donc référence à une géographie sacrée mythique (céleste). Comme le signale par exemple Hedwige MULTZER ("Les temples du Cambodge : Architecture et Espace sacré"), « Le temple khmer se présente comme la réinterprétation originale du modèle architectural indien, dont la fonction première est d'offrir aux dieux une demeure sur terre, réplique de celle qu'ils occupent dans les cieux. Cette dernière prend place au sommet d'une montagne mythique, le Mont Meru, considéré comme l'axe du monde. Le sanctuaire, qui abrite l'image du dieu principal dans le temple central, réceptacle de sa présence, est censé reproduire à l'échelle humaine cette vision cosmique du monde. » Et il s’agit d’une véritable géographie mythique, car comme le précise le même auteur : « Le temple central symbolise le Mont sacré, les enceintes représentent les chaînes de montagne et la douve, l'Océan primordial ». Elle évoque également le fait que « Le symbolisme de la montagne sacrée n'est pas seul représenté par la composition architecturale des sanctuaires, même s'il est prédominant dans la composition. Certains monuments matérialisent d'autres aspects de l'interprétation cosmologique de l'Univers. Neak Pean (un temple de la région d'Angkor Vat) […] représente un lac sacré de la mythologie bouddhique situé dans la région himalayenne ».
L’une et l’autre sont donc indissociables, car la géographie sacrée terrestre reproduit sur terre la géographie sacrée mythique et céleste. On peut même identifier deux façons de sacraliser un lieu terrestre. La première, qui va du terrestre au céleste, consiste à sacraliser un site (naturel ou aménagé par l’homme) de façon à le dédier à la divinité. C’est plutôt la démarche de la religion chrétienne et de l’Islam. La seconde, qui va du céleste au terrestre, consiste à reproduire sur terre les symboles de la géographie mythique (céleste) de façon à permettre la descente sur terre de la divinité. C’est plutôt la démarche des religions bouddhiste et hindouiste, ainsi que le remarque Paul MUS dans son monumental ouvrage "Barabudur". « Une concentration du dharma au centre du royaume, image du monde, et le passage du royaume, équivalent mystique du monde, sous le dharma, c'est ainsi que nous apparaît l'adaptation bouddhique d'un symbolisme du territoire royal attesté, en Asie, dans de vastes domaines ».
Il convient d'ajouter à ces deux dimensions de la géographie sacrée, dans lesquelles l'homme aménage un espace pour le sacraliser, celle dans laquelle il reconnaît par des signes ou symboles, le caractère sacré d'un lieu ou d'un ensemble de lieux : il peut par exemple s'agir d'un lieu géographiquement singulier (on pense ici à quelques collines ou montagnes ayant une configuration particulière, ou encore d'un ensemble de lieux dont l'association forme également une configuration particulière (constellations de temples par exemples).